Plaisir partagé et frissons individuels. Chanter et écouter les chants ganga
- Autor Anne-Florence Borneuf
L'original peut être consulté ici
Prijevod ovoga rada možete pročitati OVDJE
Résumé
Chantés aujourd'hui essentiellement au café ou en famille, les chants ganga sont en rapport direct avec des affects de différentes natures. Par leurs caractéristiques acoustiques, l'organisation de leur succession au cours d'une soirée et les styles propres à chaque groupe de chanteurs, ils permettent tout à la fois l'émergence et le maintien des affects entre participants et induisent en outre des émotions diversifiées, individuelles et fugaces, notamment auprès des auditeurs. Ces émotions se greffent sur un sentiment de fond durable qui plonge ses racines dans le souvenir et l'identité régionale induits par la ganga.
Ganga et veselje : fabriquer et partager sa propre émotion
Écouter la ganga
« La ganga c'est nous ! »
Un faisceau d'affects
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Notes de l'auteur
À la mémoire de Mira
1 Le présent travail a été rendu possible grâce au soutien du Centre de Recherche en Ethnomusicologie (...)
2 Pour écouter des gange, se reporter à la sitographie.
À la simple question « les chants ganga sont-ils tristes ou gais ? », les réponses des chanteurs, auditeurs ou amateurs locaux varient énormément1. Certains disent qu'ils ne sont ni l'un, ni l'autre, qu'ils n'induisent aucune émotion2 ; d'autres répondent que la ganga « c'est de la veselje » (terme que l'on traduira momentanément par « joie » ou « plaisir ») ; d'autres encore rétorquent : « les deux ! et même autre chose ! ça dépend de ce que disent les paroles... ».
Si les points de vue sont si variés et variables, est-ce parce que les réponses émotionnelles sont très individualisées ? Parce que les interlocuteurs ne considèrent pas la ganga sous le même angle ? Les réponses dépendent-elles du profil de l'auditeur (auditeur occasionnel, simple amateur, grand connaisseur, chanteur...) ? De son état de réceptivité, de ses attentes, du contexte, de l'interprétation des chanteurs, des caractéristiques musicales intrinsèques de la ganga, ou d'autres facteurs encore ?
Il s'agit ici de donner des réponses à ces questions en se concentrant sur une des situations les plus courantes de l'écoute de la ganga à l'heure actuelle, celle du dernek (fête de village) où les amateurs se retrouvent dans quelques cafés.
Certains d'entre eux considèrent ce que la ganga exprime alors que d'autres se réfèrent à ce qu'ils perçoivent ; quelques-uns prennent le terme « ganga » au sens large quand d'autres le réduisent aux paroles et d'autres encore pensent aux principales situations pendant lesquelles elle est chantée. D'emblée, la réponse émotionnelle provoquée par la ganga est brouillée par l'identification de l'objet qui est censé la produire. De fait, le terme ganga (pluriel : gange) renvoie à plusieurs objets différents. Selon le contexte, il désigne :
3 Les détracteurs de la ganga qualifient volontiers cette dernière de « cri sauvage » ou « primitif »
(1) au sens large, des chants ruraux caractéristiques 3 situés sur un territoire à cheval entre la Croatie (région de la Zagora, arrière-pays dalmate) et la Bosnie-Herzégovine (notamment l'Herzégovine occidentale et la Bosnie centrale). Le terme « ganga » est alors un terme générique, contrairement au sens qu'il prendra dans le cas (2). Ces chants polyphoniques sont caractérisés par un ambitus très étroit (de l'ordre de la quarte, parfois une tierce majeure ou moins) et des intervalles non tempérés inférieurs au ton. Bien que très brefs (trente à quarante secondes environ), ces chants se divisent en trois sections (Fig. 1) :
Fig. 1. Sonagramme d'une ganga standard, chantée ici par des femmes.
Les trois sections sont numérotées. Dans cet exemple, on distingue bien l'ornementation des attaques avec les grands traits verticaux (section 2) et la conclusion orientée vers l'aigu (section 3).
une première section chantée par un chanteur seul (il prend le nom de pjevač, littéralement : « chanteur », il est de fait le seul à prononcer les paroles) ;
4 Il s'agit d'intervalles de l'ordre du ¾ de ton, plus précisément : entre 120 et 180 cents selon les (...)
une deuxième section où deux, trois ou quatre partenaires chantant à l'unisson et nommés gangaši (singulier : gangaš. « Ceux qui font la ganga » ou, néologisme qui sera adopté dans la suite du texte, « gangueurs ») viennent greffer leur voix au-dessus de celle du « chanteur » pour former une texture composée majoritairement de « secondes » de diverses natures 4. Les notes font généralement l'objet d'une attaque ornementée par l'un des « gangueurs » (voir Petrović 1977 ou 1991) ;
5 La descente en glissando est généralement caractéristique des gange masculines alors que le cri aig (...)
une section conclusive à l'unisson : une grande descente en glissando ou bien, au contraire, une sorte de cri bref mais appuyé, poussé vers l'aigu 5.
(2) chacun des différents chants appartenant au grand groupe ganga décrit en (1). Ils sont alors identifiables par un patron mélodico-harmonique propre et portent parfois un nom qui peut correspondre au village d'origine, à un chanteur, à un incipit, etc. ;
6 Tout distique organisé en 4 + 6 syllabes peut être chanté sur n'importe quelle ganga.
7(3) les deux vers de décasyllabes qui sont chantés sur ces chants et qui sont interchangeables 6. Dans cette acception, seule la composante textuelle est prise en compte ; l'aspect musical est totalement évacué.
7 Les textes de ganga font néanmoins toujours l'objet de publications dans des recueils. Ils ont égal (...)
Par conséquent, considérer les relations entre ganga et émotion telles que les apprécient les habitants n'a de réelle pertinence que si ces différents angles sont explorés. Actuellement, considérer le cas (3) est pratiquement inopérant en termes d'émotion car il renvoie à une écoute et à une perception de la ganga désormais révolues : « Maintenant, il n'y a plus d'émotion, plus personne ne t'offense par le chant. Maintenant, la ganga ça n'est plus que de la veselje de fête de village. Plus personne n'écoute le message de ton chant, tu as appris les textes ». Autrement dit, les paroles ne sont plus improvisées en fonction du destinataire de la ganga. Les témoins de cette époque (il y a encore trente ou quarante ans) rapportent que les paroles véhiculaient effectivement des émotions et qu'elles opéraient quelle que fût la qualité des chanteurs. Il s'agissait d'exprimer toutes sortes d'affects (tristesse, joie, dégoût, dédain, fierté, mélancolie, rancune...) à travers le chant qui était entonné et entendu quotidiennement durant les activités collectives. Musicaliser ce type de parole était en quelque sorte une façon d'énoncer cette dernière publiquement en lui donnant un poids particulier. Cela était perçu par tous les auditeurs, mais n'affectait que celui qui était la cible des paroles ou qui était directement concerné par leur contenu. Désormais, le texte ne fait plus vraiment l'objet de l'attention de l'auditoire 7 ; au niveau de l'émotion, il est pratiquement devenu inopérant dans les fêtes et rassemblements où l'on chante. Les paroles de ganga sont désormais rarement improvisées, mais puisées dans un fonds commun. Sauf exception, le pur contenu poétique sera donc laissé de côté dans les pages qui suivent.
Ganga et veselje : fabriquer et partager sa propre émotion
Chanter la ganga en compagnie n'est pas une banale activité de divertissement, ni même une façon de donner à entendre sa voix à un auditoire. Il s'agit d'une façon de se sentir bien, ensemble, entre compagnons.
Lorsque quelques chanteurs se retrouvent au sein d'une bonne compagnie (ekipa) au café ou à la maison, la convivialité s'installe rapidement, par le partage joyeux d'alcool mais aussi par l'adoption progressive d'un ton de conversation modéré : les conditions sont alors réunies pour que s'instaure un sentiment que les protagonistes nomment veselje. Si le sens courant de veselje est celui de « plaisir », « réjouissance » ou « joie », la réalité qu'il désigne dans la situation de compagnie est plus subtile. Pour percevoir cette émotion, les protagonistes doivent se trouver dans une certaine disposition d'esprit, un état de réceptivité et de disponibilité affectives qui permet de créer un environnement particulier, une « atmosphère débarassée des problèmes quotidiens : tu es avec tes amis, tu bois, tu chantes, tu manges, c'est un plaisir, un plaisir populaire... » précisent-ils. La veselje ne s'éprouve que si elle est partagée. Le chant finit alors généralement par se manifester : sans crier gare, interrompant même parfois une conversation, un chanteur « lève » (dignuti) spontanément une ganga.
8 C'est pourquoi les chanteurs qui entrent dans cette section prennent le nom de gangaši : « ceux qu (...)
9 Une ganga se développe sur une unique unité de souffle des « gangueurs » : ils chantent toute leur (...)
Les premières gange n'émergent que lorsque les conditions sont favorables, c'est-à-dire lorsque la veselje est en phase d'installation et en passe de canaliser les membres de la compagnie dans une attitude ouverte aux affects. Ces gange initiales peuvent être tentées en guise de test, le résultat sonore traduira immédiatement l'état de réceptivité et de disponibilité des uns et des autres ; elles peuvent aussi être une façon de « réveiller » les partenaires et d'accélérer leur implication et leur totale disponibilité. En effet, la ganga est un chant très exigeant qui ne tolère pas le demi-engagement ; les chanteurs doivent s'y investir totalement, avec tout leur corps, notamment pour lui imprimer son caractère très dense et intense. Cela se révèle particulièrement dans la deuxième section du chant, caractérisée par cette texture – dure et dissonante pour un auditeur étranger, mais très appréciée sur place – qui constitue l'essence8 de la ganga. L'intensité du chant prend source dans les battements continus des « secondes » (3/4 de ton environ, entre 120 et 180 cents selon les groupes) ; mais elle ne serait rien sans son renforcement par un son très soutenu, jamais interrompu9, doublé généralement d'un fort volume, le tout servi par un très riche spectre sonore des voix. L'effort physique nécessaire demande une certaine fulgurance pour être immédiatement efficace et le maintien de l'intensité qui donne corps à la ganga réclame un fort soutien. Sans cela, les secondes caractéristiques ne pourraient pas sonner de façon satisfaisante, la ganga ne pourrait être réussie.
Fig. 2. Mouvements des partenaires afin de faire converger les voix vers un foyer. Photo Anne-Florence Borneuf, 2008.
10 De fait, le moindre vibrato est prohibé afin de laisser s'exprimer exclusivement les battements de (...)
À partir du moment où la veselje est installée, la disponibilité affective entre chanteurs est présente et active : les gange trouvent naturellement leur place, elles gagnent en qualité et acquièrent très rapidement une nouvelle dimension. Elles ne sont plus seulement confirmation ou concrétisation de la veselje, mais deviennent à leur tour moteur d'affects, de plaisir, notamment entre chanteurs : ce sont elles qui font vibrer leurs corps et ravissent leurs âmes (duša). Les partenaires sont le plus souvent disposés debout en cercle ou assis de chaque côté d'une table. S'éloignant et se rapprochant du centre du cercle ou d'un partenaire (Fig. 2), s'adaptant parfois aussi à la stature des plus petits, ils cherchent à former et à sentir un foyer (fokus) où convergent les voix afin d'y affiner les battements acoustiques recherchés : lorsque les « gangueurs » forment entre eux un unisson parfait10 et que la note du « chanteur » bat contre lui de façon satisfaisante, les oreilles des partenaires sont ravies et leurs corps ébranlés par le régime de vibrations qui en résulte. La perception de la « justesse » de la ganga passe d'ailleurs autant par l'oreille que par le corps qui mémorise ces vibrations. Néanmoins, les chanteurs n'entrent pas en contact physique, ils sculptent un objet sonore, ensemble, et c'est cette ganga qui, lorsqu'elle est réussie, unit les corps dans les mêmes vibrations. Quant aux postures et attitudes, elles varient d'un chanteur à l'autre : l'un fermera les yeux, un autre les portera au loin ou bien fixera la table ou un partenaire. Dans tous les cas, il s'agit de s'extraire de tout superflu pour se concentrer totalement dans la construction commune de l'objet sonore. Mais, généralement, la satisfaction ne s'exprime pas directement. Rares sont les sourires, par exemple. Après une ganga, les chanteurs baissent pudiquement la tête, détournent le regard vers un point neutre ou, plus souvent, avalent une gorgée de vin, comme si chacun conservait pour soi-même ce plaisir dont il sait pourtant qu'il est partagé. Parfois ils se livrent à un commentaire laconique.
11 Il s'agissait d'un bronze du sculpteur Boris Šitum offert pour l'édition 2005 d'un des concours les (...)
À son tour, cette entrée en résonance des corps se prolonge dans des sentiments relevant du champ social et des relations affectives dans le sens où chaque protagoniste perçoit parfaitement qu'elle est également ressentie par ses partenaires comme s'ils formaient un seul corps. En représentant trois têtes de chanteurs partageant un corps unique, le trophée d'un concours de ganga11 ne pouvait être plus explicite à cet égard. On y lit directement la communion émotionnelle qui se joue dans la pratique du chant. D'autres sensations de communion émotionnelle – et aussi intellectuelle – entrent également dans la pratique de la ganga mais ne seront pas développées ici. C'est le cas par exemple de la satisfaction qu'il y a à réaliser un débit rythmique qui, bien qu'irrégulier, reste synchrone entre partenaires.
Chanter la ganga auprès de ses compagnons se trouve ainsi à la source d'une émotion partagée, induite par une perception à la fois physique et sociale, dont les chanteurs aiment à refaire continuellement l'expérience. C'est toute cette richesse qu'ils tentent d'exprimer lorsqu'ils affirment : « notre chant est comme ça, plein de plaisir, de joie (veselje) ». Autrement dit, il se passe réellement « quelque chose » lorsqu'une ganga est chantée. Tout au long de la séance, la succession de gange entretient le sentiment de veselje et, supplantant peu à peu les conversations, la ganga devient l'activité centrale en nourrissant les affects de toute la compagnie. Et si, pour une raison quelconque, un chanteur indésirable vient prêter sa voix au groupe, provoquant inévitablement un déséquilibre à la fois sonore et affectif, deux attitudes sont possibles : au nom de la veselje, on le laissera s'exprimer, bien que sans trop de conviction, ou bien encore, le troublion sera fermement rejeté... Il est arrivé qu'un chanteur ainsi traité interrompe immédiatement la ganga en jetant de colère son verre à terre.
C'est donc une prédisposition affective qui enclenche la ganga, mais, par la suite, c'est le chant qui maintient la veselje au sein du groupe. Autrement dit, la ganga aurait une double faculté : confirmer certains affects en les matérialisant dans un objet sonore et les nourrir tout au long de la séance.
12 Toutefois, les chanteurs frappés du deuil d'un proche résistent à cette émotion en renonçant tout s (...)
Pour toutes les raisons évoquées plus haut, chanteurs (producteurs du son, au cœur de l'objet sonore et en harmonie entre eux) et auditeurs (éloignés du foyer de rencontre des voix et physiquement passifs) perçoivent la ganga de façon très différente. Il est vrai que les amateurs de ganga chantent d'abord pour eux-mêmes ; ils fabriquent une émotion entre eux et pour eux 12, se souciant peu de potentiels auditeurs. Les émotions induites par la ganga diffèrent donc et se manifestent autrement selon que l'on est producteur ou récepteur du son : on va le voir.
Écouter la ganga
13 Les groupes de chanteurs sont très stables : l'on chante généralement avec les mêmes partenaires, c (...)
Certes, les chanteurs ne chantent pas pour un public. Néanmoins, nombreux sont les auditeurs qui, attentifs, prennent plaisir à écouter la ganga. C'est le cas notamment à l'occasion du dernek – la fête du saint Patron du village ou du bourg – ou encore pour les grandes fêtes comme celle du 15 août. En ces occasions, des équipes de chanteurs 13 parcourent plusieurs dizaines de kilomètres pour le seul plaisir de se retrouver et de chanter dans les cafés ou les auberges fréquentées par les amateurs de ganga. L'accumulation d'équipes de différentes provenances est source d'un véritable plaisir pour le public. Ainsi un amateur, qui ne manque jamais une grande fête, disait à propos de l'une d'entre elles : « c'était magnifique ! Cela faisait vingt ans qu'on n'avait plus vu autant d'équipes ensemble ». Dans ces situations, les différents groupes présents alternent leurs gange qui s'enchaînent, s'entrelacent parfois, en un tissu dont la densité varie au cours de la soirée. Les chanteurs se retrouvent donc eux aussi, mais par intermittence, en position d'auditeurs en attendant leur tour. Le public est bien plus nombreux ici que dans les rencontres improvisées dans les cafés et il a, par ailleurs, une perception de la ganga bien souvent différente de celle des chanteurs. Il ressent d'autres émotions – beaucoup plus fugaces, passagères, et, surtout, beaucoup plus individuelles – qui viennent se greffer sur la veselje générale.
Il ne s'agit pas de dresser ici un inventaire complet des affects qui peuvent surgir au cours d'une telle soirée, mais plutôt de mettre en évidence, d'une part, les facteurs qui favorisent leur émergence et, d'autre part, les façons dont ils se manifestent.
14 Pour un public non averti ou peu habitué à ces chants, c'est plutôt une fatigue, voire un dégoût qu (...)
Lorsque de nombreuses compagnies de chanteurs ont convergé vers une fête (dernek), les chants alternent entre les différentes équipes, chacune attendant que la précédente ait fini sa ganga avant d'entonner la sienne. Dans certains cas, les groupes doivent attendre plusieurs minutes avant de pouvoir insérer leur ganga dans la trame sonore dense et serrée qui se tisse ainsi. « To je dernek ! » (« ça c'est un dernek ! ») s'exclamait un chanteur qui, entre enchantement et résignation, attendait (im)patiemment « son tour » pour chanter. Lorsque l'attente devient trop longue, il arrive qu'un groupe empiète sur la ganga de l'équipe précédente ou y superpose la sienne. À ce rythme, l'espace du café (ou de sa terrasse) et le temps sont rapidement saturés par les dissonances multiples et la forte énergie sonore caractéristiques du chant. Combinée à la consommation d'alcool, cette accumulation très sonore pourrait bien favoriser une réceptivité émotionnelle particulière des auditeurs et des chanteurs immergés dans le son14.
15 En Herzégovine, on entendra par exemple une džotavica ; du côté dalmate, les chanteurs s'adonneron (...)
Mais dans cette succession de gange qui, du fait de leur brièveté, donnent l'impression de fuser continuellement des quatre coins de l'espace, le public est également sensible à la relation qu'elles tissent entre elles, à la façon dont les enchaînements sont opérés par les chanteurs, alternant enchaînements « lisses » – attendus – et ruptures – surprises – dans l'audition. Autrement dit, le public perçoit la façon dont se construit une forme sonore étendue sur la totalité de la soirée. Cette « grande forme » est insufflée par les chanteurs qui, lorsqu'ils maîtrisent un corpus de gange suffisamment vaste, manient aussi l'art de les combiner entre elles tout en veillant à ménager les corps et les gorges pour tenir plusieurs heures. C'est ainsi qu'au cours d'une soirée, chaque groupe alterne deux ou trois gange différentes assez faciles qui ne demandent pas d'efforts trop importants ; mais, de temps à autre, le « chanteur » sort de ce corpus étroit et se lance (parfois à la demande de ses collègues) dans une ganga inattendue qui vient surprendre et affecter partenaires et auditeurs tout en impulsant une dynamique à la succession des chants et donc à la soirée. Le caractère inattendu est dû au choix de la ganga (une ganga rarement chantée, un chant proche de la ganga sans en être un à proprement parler15, par exemple), ou encore à sa structure surprenante (avec une première section où se répondent deux « chanteurs » ; sans l'habituelle section 1, mais avec une attaque brusque par tous les chanteurs directement sur la deuxième ; avec l'irruption brutale d'un silence au beau milieu de la ganga ou une durée démesurée de la deuxième section, ou encore des ornements inhabituels, etc.). Entonner de telles gange constitue pour le « chanteur » une façon de prendre des risques (assez mesurés) où il entraîne ses partenaires mais permet aussi de renouveler leur implication tout en leur procurant un plaisir encore inédit qui, par ricochet, affecte à son tour les auditeurs. Plus que les autres, ces gange suscitent les commentaires du public, et certaines sont d'ailleurs parfois qualifiées « de compétition » ou « d'émulation » (za takmičenje). Tout en cassant le rythme de la soirée, elles ont donc aussi pour but à peine voilé d'inciter les autres équipes à s'engager dans une joute. Plus rarement, le texte du chant peut aussi concourir à l'élaboration de la « grande forme », par exemple : enchaînement sur la même thématique ou, au contraire, rupture franche avec la ganga précédente ; choix d'un même texte ou d'une variante de celui-ci, mais sur un autre motif mélodique de ganga, agencement du texte en commençant par le second hémistiche.
Le dernier aspect qui sera abordé ici concerne l'appréciation et la réponse émotionnelle au style des chanteurs. Cette sensibilité à l'interprétation des gange est beaucoup plus individuelle et individualisée que dans les situations précédentes, et c'est celle-ci qui est exprimée, et parfois partagée, de la façon la plus ostensible par le public. Les canaux de ces réactions et expressions émotionnelles sont diversifiés et se combinent parfois entre eux en sollicitant :
- la parole, qui dit spontanément les émotions perçues avec des commentaires tels que : « je pleure quand je les entends » ou encore, prononcé à propos d'une « chanteuse » tout en se frottant le bras pour atténuer la chair de poule : « elle chante suavement » (« Ona milo piva ») ;
- des mouvements ou postures : ceux de la tête ou de la main, parfois incontrôlés, emportés par les balancements imprimés par le chant ; ou encore des flexions des jambes qui se transmettent directement, comme en miroir, du corps du chanteur à celui de certains auditeurs. Mais c'est aussi l'immobilité qui peut simplement saisir l'auditeur jusqu'à la fin de la ganga, lui interdisant momentanément toute activité normale pendant une de ces soirées, comme parler, boire ou fumer.
16 Pour des vers inédits, un texte coquin ou un jugement politique finement abordé, ou encore pour une (...)
des réactions physiques ou physiologiques : la chair de poule a déjà été évoquée et l'on rencontre aussi les frissons, plus rarement les larmes, mais cela peut aussi être le sourire, notamment en réaction au texte16. Très souvent aussi, le tronc de certains auditeurs se tend entièrement pour ne se relâcher que dans la section finale de la ganga, reproduisant ainsi précisément la succession tension-détente du corps des chanteurs. La respiration est également sujette à modifications : apnée (qui peut aussi se traduire, pour les fumeurs, par l'aspiration de très longues bouffées) ou, au contraire, respiration écourtée et haletante ; dans les deux cas, cette modification a lieu exclusivement dans la deuxième section de la ganga, celle où interviennent les « gangueurs ».
17 Note la plus basse dans le système de notation scolaire (le 5 est la plus élevée).
Il est évident que les réponses émotionnelles ne se limitent pas à celles qui viennent d'être décrites ; mais ces dernières révèlent toutes un monde de sensibilité des auditeurs à l'égard de l'interprétation des gange plus qu'à la ganga en général. Que ce soit le grain, les subtiles inflexions ou bien la robustesse d'une voix de « chanteur », une technique de « gangueur », la souplesse ou au contraire la rudesse imprimée à une ganga, l'excellence d'un unisson entre « gangueurs » ou une ornementation d'attaque particulièrement virtuose, de nombreux éléments du chant touchent en effet l'auditoire. Ceci est d'ailleurs parfois confirmé par des appréciations prononcées à la fin du chant : « ne valja ! » (« ça ne vaut rien ! »), « jedan ! » (« un17 ! ») ou, au contraire, « prva liga ! » (« ligue 1 ! »), « pet ! » (« cinq ! »), « svaka čast ! » (« félicitations ! ») ; les applaudissements sont rares et marquent en outre le respect à l'égard d'un ou plusieurs chanteurs. Si ces manifestations sont une réponse à la musique, ou plus précisément à ce qu'en font les chanteurs, et révèlent l'appréciation que l'on en a, il semble que certaines sont également une manière d'entrer sans chanter dans le cercle de la veselje, dans le partage social des émotions. C'est une piste qui reste à explorer.
Qu'elle concerne le style du chant ou la perception de la « grande forme », l'émotion est déclenchée par un objet sonore – maîtrisé ou modelé par les chanteurs – mais aussi par l'appréciation que l'on a de cet objet. Autrement dit, pour les auditeurs, ce ne sont plus les aspects physiques ou sociaux (plus spécifiquement éprouvés par les chanteurs) qui induisent l'émotion, mais bien ce que les chanteurs font de cette matière sonore et la façon dont elle est perçue. Il s'agit cette fois d'émotions fugaces, éphémères, qui durent le temps d'une ganga, et surtout ce sont des émotions individuelles qui se distinguent des affects plus installés, durables et partagés que les chanteurs développent de leur côté lorsqu'ils chantent.
« La ganga c'est nous ! »
Dans plusieurs publications, Ankica Petrović précise que la ganga « éveille de forts sentiments d'identité régionale » (1977 : 331) ou encore qu'elle « suscite un profond sentiment émotionnel chez les chanteurs et leurs auditeurs, si ces derniers sont du même territoire et du même environnement social » (1983 : 52). À travers la spécificité sonore que tous lui reconnaissent, la ganga est intimement liée à leur territoire, celui où ils sont nés ; les paroles renforcent parfois ce sentiment, comme celles qui suivent, bien connues et très volontiers entonnées au cours d'une séance :
Gango moja volijo te ne bi
Ma ganga ! je ne t'apprécierais pas
Da se nisan rodijo u tebi
Si je n'étais né en toi [sur ton territoire]
18 En Bosnie-Herzégovine, il semble que ce sentiment régional se soit transformé en sentiment croate ( (...)
La région est ainsi caractérisée et délimitée par un objet sonore que l'on n'hésite pas à personnifier. Cela va jusqu'à pouvoir dire : « la ganga c'est nous ! » (« ganga, to smo mi ! »). Parler de ganga ou la chanter, c'est parler de soi, d'un soi collectif et régional, se célébrer. C'est le sentiment régional qui résonne dans la ganga et c'est aussi parce qu'elle s'identifie à elle que la population y est sensible18.
Dans le cadre de la perception émotionnelle se dévoile ainsi une nouvelle facette de la ganga : elle induit un sentiment qui n'a pas besoin du contexte de la fête pour se manifester, mais qui est néanmoins partagé par tous – chanteurs ou auditeurs – indifféremment. Il s'agit d'un sentiment de fond ou « d'arrière plan » durable, en veille constante, qui, même s'il ne se manifeste pas de façon particulièrement spectaculaire, habite néanmoins une grande partie de la population de la région et qui, de plus, ne nécessite pas obligatoirement de matérialisation sonore : la simple évocation de la ganga, au cours d'une conversation par exemple, suffit à animer cette émotion latente. Lors de mes premiers voyages dans la région, j'avais d'ailleurs été marquée par la réaction des personnes à qui je m'adressais au hasard : il me suffisait de prononcer le mot « ganga » pour voir immédiatement leur visage ou leurs yeux s'animer d'une lumière particulière, résultat d'une émotion évidente qui n'était pas de la surprise.
Que ce soit par le biais de la pensée, au cours d'une conversation ou sous sa forme sonore, la ganga aurait ainsi la faculté de déclencher des émotions diverses. Serait-ce parce que ces émotions sont associées en mémoire avec les situations où intervient la ganga ? Cela permettrait d'expliquer pourquoi une ganga – même mauvaise – peut induire une émotion auprès de certains.
Un faisceau d'affects
À l'occasion d'une fête de village, une séance de ganga mobilise des affects de toutes sortes : sur le sentiment de fond qui vient d'être évoqué, commun à tous mais peu visible, se greffent des émotions ressenties et exprimées diversement selon que l'on est chanteur ou auditeur. Si elles sont le plus souvent partagées entre chanteurs d'une même compagnie, elles ne le sont pas toujours entre auditeurs. Par ailleurs, les affects évoluent au cours d'une séance : induits par un comportement social, ils sont confirmés sous une forme acoustique (en passant de la veselje à la ganga) qui devient à son tour productrice d'affects de natures diverses selon les individus.
Toutes ces manifestations répondent à diverses sollicitations de la ganga. On a ainsi affaire à un faisceau d'affects qui réagissent bien sûr à la musique en tant que telle, que ce soit au style des chanteurs, aux caractéristiques acoustiques, à l'élaboration de la « grande forme » ou à sa perception. Mais ces affects sont également stimulés par des aspects non typiquement sonores et pourtant très intimement liés à la ganga : le contexte de veselje, le sentiment régional qui lui est profondément associé, et probablement la mémoire des situations associées à la ganga et que la simple évocation du chant suffit à réveiller.
L'on pressent dès lors que c'est précisément dans cette complexité gouvernée par une dynamique des affects que se joue la réussite d'une séance.
Bibliographie
PETROVIĆ Ankica 1977 Ganga, A Form of traditional Rural Singing in Yugoslavia, PhD non publié, Belfast : The Queen's University.
PETROVIĆ Ankica 1983 « Muzička forma ganga – simbol tradicionalnog kulturnog zajedništva » [la forme musicale ganga – symbole d'une coopération culturelle traditionnelle]. Slovo Gorčina 11 : 50-53.
PETROVIĆ Ankica 1991 « Les techniques du chant villageois dans les Alpes dinariques (Yougoslavie) ». Cahiers de musiques traditionnelles 4 : 103-115.
PETROVIĆ Ankica 1995 « Perceptions of ganga ». The world of music 37(2) : 60-71.
PETROVIĆ Ankica 2007 « Islamic Echoes in Bosnia and Hercegovina : Tradition and Modernity », Congrès des Musiques dans le monde de l'islam, Assilah, 8-13 août 2007. . Consulté le 22/04/2009.
UJEVIĆ Petar 1996 Lovrećka ganga [la ganga de Lovreć]. Lovreć : Osnovna škola S. S. Kranjčevića ; Zagreb : Biakova.
Sitographie
Ce site, régulièrement alimenté par Tomislav Matković, rassemble de nombreux textes sur la ganga et permet d'écouter et de télécharger plusieurs centaines de gange que le webmestre (et animateur de radio locale) collecte patiemment. Inconvénient majeur, ce site est intégralement en langue croate. Néanmoins, il est facile d'accéder à la section des enregistrements. Pour cela : cliquer sur la petite carte située sur la gauche de la page d'accueil. Lorsque la carte s'ouvre, choisir une région colorée. Les gange sont alors présentées par villages.
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Notes
1 Le présent travail a été rendu possible grâce au soutien du Centre de Recherche en Ethnomusicologie CREM – UMR 7186 LESC du CNRS.
2 Pour écouter des gange, se reporter à la sitographie.
3 Les détracteurs de la ganga qualifient volontiers cette dernière de « cri sauvage » ou « primitif ».
4 Il s'agit d'intervalles de l'ordre du ¾ de ton, plus précisément : entre 120 et 180 cents selon les groupes de chanteurs.
5 La descente en glissando est généralement caractéristique des gange masculines alors que le cri aigu est plus courant chez les femmes, mais il ne s'agit pas d'une règle absolue.
6 Tout distique organisé en 4 + 6 syllabes peut être chanté sur n'importe quelle ganga.
7 Les textes de ganga font néanmoins toujours l'objet de publications dans des recueils. Ils ont également leur place sur des sites internet où tout un chacun peut en « poster ».
8 C'est pourquoi les chanteurs qui entrent dans cette section prennent le nom de gangaši : « ceux qui font la ganga » (ou « gangueurs »).
9 Une ganga se développe sur une unique unité de souffle des « gangueurs » : ils chantent toute leur partie d'une traite pour ne pas interrompre la continuité sonore à l'intérieur du chant. Certaines gange échappent à cette règle mais, alors, l'interruption est brusque et volontaire, et a pour but de produire un effet particulier (voir le chapitre « écouter la ganga »).
10 De fait, le moindre vibrato est prohibé afin de laisser s'exprimer exclusivement les battements de l'intervalle de « seconde ». Par ailleurs, l'une des difficultés majeures pour les « gangueurs » consiste à modeler leurs voix entre elles de façon à donner l'impression qu'elles n'en forment qu'une ; ceci n'est pas toujours compatible avec les timbres respectifs, aussi certaines combinaisons sont-elles définitivement insatisfaisantes.
11 Il s'agissait d'un bronze du sculpteur Boris Šitum offert pour l'édition 2005 d'un des concours les plus connus et les plus courus de la région : la gangafest du village de Biorine (Croatie).
12 Toutefois, les chanteurs frappés du deuil d'un proche résistent à cette émotion en renonçant tout simplement à chanter pour une durée plus ou moins longue, voire définitivement. Après un certain délai, ils recommencent néanmoins à fréquenter leurs habituels compagnons et à boire avec eux, mais ne participent pas au chant des gange. En situation de deuil, ce n'est pas à l'écoute de la ganga que l'on renonce, mais à la fabrication de sa propre émotion en chantant.
13 Les groupes de chanteurs sont très stables : l'on chante généralement avec les mêmes partenaires, ceux qui connaissent les mêmes gange que vous, avec qui le timbre et la tessiture de votre voix s'accordent, mais aussi avec lesquels vous avez plaisir à passer et à partager une soirée.
14 Pour un public non averti ou peu habitué à ces chants, c'est plutôt une fatigue, voire un dégoût qui s'installe, mais jamais l'indifférence.
15 En Herzégovine, on entendra par exemple une džotavica ; du côté dalmate, les chanteurs s'adonneront plutôt à une ojkavica ou une treskavica.
16 Pour des vers inédits, un texte coquin ou un jugement politique finement abordé, ou encore pour une tournure bien trouvée par exemple.
17 Note la plus basse dans le système de notation scolaire (le 5 est la plus élevée).
18 En Bosnie-Herzégovine, il semble que ce sentiment régional se soit transformé en sentiment croate (rappelons que la région est peuplée de Croates, Serbes et Musulmans, trois populations qui, toutes, pratiquent ou ont pratiqué la ganga) (Petrović : 1995 : 66-69 et 2007 : 5-6). Mais cet aspect ne sera pas développé ici.
Anne-Florence Borneuf
Membre du Centre de Recherche en Ethnomusicologie (CREM – UMR 7186 LESC du CNRS), chargée de cours à l'Université de Paris 8 et coordinatrice éditoriale du portail documentaire de la médiathèque de la Cité de la musique (Paris). Elle a remporté en 2000 le Prix International Latina d'études musicales pour sa thèse qui a été publiée sous le titre Le chant et la Sainte Patronne. La fête de la vara à Fiumedinisi (Sicile) (Lucques: Libreria Musicale Italiana, 2004). Ses principaux terrains sont la Sicile, la Croatie et la Bosnie-Herzégovine.